En 2019, une marque internationale retire en urgence une collection jugée trop androgyne après la réaction d'actionnaires inquiets. À l'inverse, certains créateurs obtiennent des subventions publiques pour promouvoir des défilés non genrés. Les codes vestimentaires imposés dans les écoles françaises sanctionnent régulièrement l'écart à la norme, tandis qu'en Suède, une grande enseigne commercialise sans distinction des vêtements masculins et féminins. Derrière ces décisions se dessinent des enjeux économiques, politiques et sociaux dont l'impact dépasse largement le secteur de la mode.
Quand la mode façonne nos perceptions du masculin et du féminin
La mode ne se contente pas de refléter son époque : elle influence notre manière de voir le monde. Derrière chaque coupe, chaque matière, se cachent des règles héritées du moyen âge, toujours prêtes à refaire surface. Pendant des siècles, les robes longues restent l'apanage des femmes, les pantalons celui des hommes. En défiant ces codes, Madeleine Pelletier, psychiatre et militante, ose sortir dans la rue en pantalon au début du XXe siècle : l'affaire fait scandale, car le vêtement claque comme une remise en cause de l'ordre établi. Des décennies plus tard, David Bowie s'amuse à brouiller les frontières, démontrant que rien n'est figé, que le masculin et le féminin peuvent s'hybrider sur scène comme à la ville.
Chez Christine Bard, historienne, ce sont des centaines de pages qui détaillent la lente évolution du pantalon, symbole d'émancipation mais aussi de discipline sociale. À la maison, à l'école, chaque époque invente sa police du vêtement : tissus, détails et couleurs finissent par baliser la garde-robe des filles et des garçons. Les images envahissent les affiches, les écrans : elles rappellent sans relâche qu'ici règne la séparation, et qu'on parle d'une différence qui va bien au-delà du style.
Pourtant, la vague des vêtements unisexes marque un changement de ton. Des créateurs à Paris, à Londres et ailleurs, lâchent la bride à leur inspiration : les catégories classiques tremblent, les frontières s'effacent. Désormais, chaque choix vestimentaire devient une déclaration : refuser la norme, c'est réaffirmer sa propre légitimité.
Pourquoi les stéréotypes de genre résistent-ils dans l'industrie de la mode ?
Derrière les boutiques, la mode orchestre la répétition du même scénario. Affiches, défilés, rayons, tout converge pour réaffirmer les stéréotypes de genre. Quand les grandes chaînes misent encore sur la séparation “filles/garçons”, on ne parle pas seulement traditions mais logiques commerciales : vendre ce que le grand public attend déjà.
Les études menées en sciences humaines pointent le rôle structurant de ces clivages. Affirmer qu'une coupe, une couleur ou une posture correspond forcément à un genre, c'est aussi verrouiller l'horizon des possibles. Les discriminations avancent masquées : elles se dissimulent derrière le choix de l'évidence, derrière un goût présenté comme naturel, alors qu'il s'acquiert dès l'enfance.
Quant aux influenceurs, ils naviguent entre deux tendances. Certains persistent à renforcer les codes et engrangent des succès d'audience, tandis que d'autres tentent de bousculer les habitudes. Leur impact n'est ni neutre ni secondaire : car ce sont toujours les images les plus conformistes qui saturent les réseaux et inspirent les plus jeunes. Le vêtement, porte d'entrée symbolique, façonne plus qu'on ne l'admet notre vision du légitime et du possible.
Des conséquences concrètes sur l'estime de soi et les choix de vie
Les stéréotypes de genre ne laissent aucune marge : dès les premiers âges, vêtements et accessoires imposent leur loi. Pour une fillette ou un garçon, le vêtement n'est pas anodin : il trace des seuils, souligne des frontières qui dépassent la seule apparence. Les recherches en psychologie sociale montrent leur ancrage durable dans l'estime de soi. Oser braver le moule expose à la moquerie, à l'isolement, parfois aux intimidations.
L'adolescence ne simplifie rien. C'est l'époque où la pression sociale, alimentée par la mode, dicte même les postures. L'impact sur l'image de soi n'a rien d'abstrait : troubles alimentaires, mal-être, sentiment d'exclusion n'épargnent ni les filles ni les garçons. Les normes vestimentaires, loin du folklore, fixent le seuil de la légitimité, excluant celles et ceux qui s'en écartent.
Judith Butler, philosophe, l'a longuement analysé : derrière le vêtement, c'est la reconnaissance publique qui se joue. Affirmer une identité divergente, c'est risquer de sortir du cercle, être sommé de rentrer dans le rang. Ces barrières retentissent jusque dans la vie adulte : choix de métiers, relations, confiance à s'autoriser certains rêves. Quand la mode s'accroche aux stéréotypes, elle freine la diversité et conditionne des visions du monde étriquées.
Vers une mode plus inclusive : initiatives et pistes d'évolution
Ces dernières années, la mode commence à bouger ses lignes. Designers, enseignes, collectifs, tous cherchent à injecter plus de diversité et d'inclusivité dans leurs collections. Le vêtement sans genre s'impose lentement comme terrain d'expérimentation, espace où le style compte plus que le sexe ou la catégorisation.
En France, certains labels abolissent la séparation entre rayons féminins et masculins ; d'autres invitent artistes et militants à repenser les silhouettes, pour s'éloigner des carcans hérités. Sur les podiums, plus question de limiter la créativité : les formats hybrides, les corps variés, s'installent en force, témoignant de cheminements qui ne ressemblent à aucun autre.
Pour concrétiser ce virage, voici différentes démarches qui émergent au quotidien :
- Des labels indépendants lancent des collections unisexes pour rompre avec les routines de genre
- Des campagnes font rayonner la diversité corporelle et valorisent l'acceptation de soi
- Certains créateurs associent inclusivité et responsabilité, en intégrant aussi la dimension environnementale
Sur les réseaux, les initiatives se multiplient : jeunes créateurs, mannequins, influenceurs, tous s'essaient à de nouveaux codes et ouvrent la discussion. Les nouvelles générations, désormais peu enclines à se couler dans la norme, attendent que la mode s'ajuste et propose mille façons d'être soi. Chaque barrière qui tombe offre la possibilité d'habiter autrement sa propre identité. En filigrane, c'est un autre horizon qui surgit : celui d'une société qui, enfin, laisse respirer les différences et bouscule le costume unique.


